Viviane Kamille, 2024, photographie analogique


José Fonseca, 2022, photographie analogique

“ Voici donc Maxime Delalande dans une belle photographie signée José Fonseca. L’artiste, barbu, souriant, apaisé, se penche sur la pierre à litho où l’on distingue le dessin sur le brillant du calcaire oolithique, une forme qui semble flasque et organique. Il s’agit d’un dessin encré à même le velouté blond de la roche, laquelle est composée de petits grains de matières compressées semblables à de minuscules œufs (ooïdes). La pierre est donc un étrange support qui semble disposer, par sa propre composition, d’un double pouvoir de rétention et de libération. La lithographie, à la manière de la photographie, est un art de l’apparition et du surgissement. On pourrait presque parler de naissance, l’expression spécialisée de “bain révélateur”, pour désigner l’opération de la montée au jour de l’image photographique, évoquant de manière assez troublante, la dimension proprement métaphysique de l’opération dite du “développement”. On retrouve ce phénomène en lithographie, après le passage du rouleau encreur sur la pierre préparée : l’image alors semble sourdre de la pierre elle-même, telle une résurgence secrète que l’impression sur papier confirmera après le passage du râteau. Mouvement alterné de l’invisible au visible, de la forme d’encre à son dédoublement inversé, de l’image à son empreinte. Dans l’impression lithographique la machine n’est pas la simple servante de l’opération, elle participe par ses qualités mécaniques propres, le bloc de calcaire – du carbonate de calcium – offrant pour sa part, essentielle, ses propriétés réticulaires, sa densité, le moelleux de son granulat et la qualité de son grainage et polissage.    [...]

De fait, la lithographie combine le travail de l’artisan – opérant sur sa machine, réalisant l’impression – et l’œuvre ou plutôt le faire-œuvre de l’artiste, dessinant ou peignant sur la pierre soigneusement apprêtée, puis, observant attentivement les gestes précis de l’artisan, à tel point que nombre d’artistes modernes se sont associés à un “maître-imprimeur lithographe” tel que, pour la France, Fernand Mourlot (1895-1988), le compagnon des plus grands modernes.

Il semble que le souhait des jeunes artistes, aujourd’hui, consiste à fusionner les rôles, par goût pour ce que l’on fait soi-même, de ses propres mains, réglages et nettoyages compris. L’atelier se resserre alors autour du poste de travail, de la machine elle-même, très soigneusement entretenue. La distinction rigide établie par Hannah Arendt entre l’animal laborans, l’être asservi au travail et, par cela, “expulsé du monde”, et l’homo faber qui dispose du savoir de la création et en maîtrise l’invention et sa pensée, mérite ici d’être assouplie. Le consentement au travail manuel comme expérience et force dynamique de l’œuvre est devenu une véritable valeur cardinale. L’œuvre est manufactum, en dépit de la pensée dont elle procède et de la machine qui la produit, car ce dispositif en entrelacs s’accorde au sens que les artistes donnent au monde. Ni pré-donné ni achevé, celui-ci appelle continûment l’investigation et l’action : il exige par conséquent des œuvres qui savent décliner la réponse sans en figer les formes. La part de jeu liée à l’expérience même restitue pleinement le temps de l’enfance comme espace de l’étonnement renouvelé.

La surprise et le plaisir de la découverte de l’image imprimée c’est toujours l’attente d’un imprévisible espéré car l’empreinte retourne le réel et le donne à lire dans le miroir comme l’énigme même du double ou du sosie. Ce simple retournement désigne une traversée du réel et offre, délicatement, un sentiment de complétude, comme si nous avions sans nous en rendre compte touché l’autre rive, derrière le miroir, pour en rapporter une trace. La lithographie comme pratique de la surprise et du plaisir relève bien des accès secrets aux envers perdus ou dissimulés du monde. ”
Michel Cegarra 
Extraits de Portrait de l’artiste à la presse à lithographieDessiner sur la pierre,
dans Les Cahiers n°28, publication du DomaineM,  2024
Pages 11 à 16
   







 Viviane Kamille, 2024, photographie analogique

La recherche est déambulation, divagation, exploration d’un lieu et des enjeux de celui-ci dans son environnement (un marais en ville) et des conditions de son habitabilité pour les vivant·e·s. On y est attentif à ce qui d’ordinaire semble invisible, reste inaperçu. Nos sens se concentrent sur ce qui est là. C’est le moment des récoltes. On amasse les objets ayant une forte valeur significative. La photographie et la vidéo sont un moyen d’exception pour collecter les images . Elles dresseront, en dehors, un portrait particulier de celui-ci. Les roches, fragments minéraux, les terres et différentes parties sélectionnées de végétaux (souvent feuilles, bourgeons, racines) sont extrai·te·s. C’est une phase transitoire vers la création, la collecte nous ramène à l’atelier ou les objets et images amassé·es sont soit archivé·es, soit transformé·es en pigment, en encre, en papier. La création, c’est l’assemblage de ces formes, supports, surfaces et matières dans l’idée que ces systèmes permettront, au sein d’expositions, hors du milieu exploré, une sensibilité particulière à son égard et envers celleux qui l’habitent.


“ Nous retiendrons cette image forte de l’artiste se déplaçant dans la forêt de Tronçais pour collecter des pierres, des sables, mais aussi des racines, des fleurs ou des feuilles. Tout en observant des insectes au travail et en croisant un renard traversant le chemin à vive allure. Puiser au monde naturel c’est sans doute boire à la fontaine du temps, plonger dans les profondeurs du passé, et dès lors “s’il est bien vrai que le vivant succombe aux ravages du temps, le processus de décomposition est simultanément processus de cristallisation”, où “naissent de nouvelles formes et configurations qui (…) survivent et attendent seulement le pêcheur de perles qui les portera au jour : comme "éclats de pensée" ou bien aussi comme immortels Urphänomene, (phénomènes des profondeurs)”. Le fleuve du vivant où se baigne le “pêcheur de perles” d’Hannah Arendt (en lequel il nous faut reconnaître Walter Benjamin) est-il encore la lebenswelt (le “monde de la vie”) de la phénoménologie ? On pourrait en douter car il traverse à présent la plénitude temporelle des vivants où l’origine et le terme se confondent pour tous les êtres, humains, animaux et végétaux. C’est cette perception étourdissante que l’artiste Maxime Delalande découvre au marais Wiels comme à la sablière d’Arlon. L’impermanence est alors comme la lumière des transformations et leur identité première, et nous y appartenons comme une parcelle des “images originaires”, ces Urbilder qui ont longtemps captivé Walter Benjamin.

Dans les forêts comme aux abords des marais, dans les carrières ou les sablières que cherche-t-on ? Que pourrait-on trouver ? On ne peut se départir de l’idée selon laquelle les rêveries de la carrière, du marais, de la sablière possèdent un sens commun, en partie voilé : quelque chose, une vie, vient du fond secret et oublié pour nous parler ou, tout simplement, nous rencontrer.”

Michel Cegarra 
Extraits de Empreintes du vivant
Dispositifs d’apparition, de mémoire et de temps
,
dans Les Cahiers n°28, publication du DomaineM, 2024
Pages 55 et 56