Le cul dans une flaque d’eau que l’on peine à considérer comme un étang, c’est là que tout commence. Certain·es prennent l’épuisette pour révéler aux regards curieux la vie grouillante, vorace, insoupçonnée, des invertébré·es. Ici, avec l’usage d’un regard et de mes mains, j’amasse ce qui sera peinture, sera rendu sensible au travers des gestes de l’atelier.





Étang à cœur ouvert, Marais nou-e-s regarde #1, 2024
Étang à cœur ouvert, Marais nou-e-s regarde #2, 2024
Acrylique, glycéro, pastel et huile sur toile
brique, béton, fragments minéraux et résidus de chantiers délaissés
190 x 180 cm

“ Il nous faut à présent imaginer l’artiste Maxime Delalande, habitant Bruxelles, mobilisé comme de nombreux artistes par la protection du Marais Wiels, qui se trouve à une centaine de mètres de chez lui. Ce marais, c’est un monde à proximité, un générateur d’images et de sensations, un opérateur d’ouverture de l’esprit. Au-delà de l’action collective, urgente et nécessaire, un artiste, semble-t-il, ne peut qu’être sollicité voire troublé par un certain imaginaire des mondes aquatiques enfouis dans le long passé de la terre. Les eaux primordiales appelant avec elles des créatures disparues ou incréées. De grands paysages bouleversés suggèrent alors, vivement, des lieux mouvants, des espaces sans limites et des plantes incessamment agitées, c’est-à-dire des mondes continuellement travaillés et reformulés par le vivant. Des milieux travaillés sans discontinuer par des émergences transformées, si semblables en cela aux toiles d’un peintre.

Dès lors, le recours à la peinture sera aussi, pour l’artiste, un acte de lutte pour un lieu traversé par les luttes, pour un lieu d’eaux mouvantes et d’herbes fluides, de mémoire et de temps. Les grands tableaux qui surgissent alors dans l’atelier témoignent pour un processus en acte de vision traversante, de telle manière que le regardeur se trouve immergé dans un espace qui sollicite autant le corps que l’esprit, autant le geste que la mémoire. On y flotte ou, plutôt, on y dérive, comme emporté à travers des formes ondulantes, confronté parfois à de fragiles corps humains, délestés de leur poids de chair, noyés ou fantômes remontés des abîmes et si proches tout d’un coup. On pourrait évoquer, d’une certaine manière (à la condition de les appréhender non à la manière de prototypes mais comme des fictions raisonnées), les premières peintures ou aquarelles visant à restituer les fonds marins disparus du Jurassique ou du Crétacé, fourmillant de vie, comme Duria Antiquor, a more ancient Dorset (1830), “scène de vie des temps primitifs”, reconstituée par Henry de la Beche (1796 - 1855) à partir des fossiles découverts sur la côte du Dorset par Mary Anning (1799-1847). La reconstitution, à l’époque, frappa les esprits : c’était la première fois que l’on utilisait une vuede cette sorte, en coupe (on ne disait pas encore “en aquarium”), pour évoquer les mondes aquatiques archaïques (en l’occurrence du Jurassique et du Crétacé). L’idée d’une lutte permanente pour la vie et d’un bouillon d’émergences incontrôlables apporta un grand trouble dans la réception de l’aquarelle de La Beche. La question des origines y semblait reformulée en un présage ambigu où la science paraissait témoigner doublement de son excellence et de son impuissance. C’est très précisément cette ambigüité que l’on retrouve dans les deux grandes peintures de Maxime Delalande. Le motif vient du réel mais il n’en produit pas l’énonciation exacte, il le reformule selon une vision traversante qui s’ouvre ici comme une apothéose de l'ouvert : voici un monde qui fait origine en permanence, comme si la question de l’émergence ou de la naissance était non seulement primordiale mais matricielle. La peinture saisit, tels des idéogrammes, d’énigmatiques choses qui ne font que passer. Si un mur de briques et l’angle d’une architecture évoquent encore, brièvement, le bâtiment du Métropole les pieds dans l’eau du marais, voici à présent un espace-lieu, sans paroi ni butée, où la peinture semble davantage traversante et déversée que déposée et fixée. Nous ne regardons rien : nous sommes dedans. Dans l’aspiration ou dans l’engloutissement, aux abords d’un filet qui glisse parmi les débris en suspension, au côté d’un corps au visage cireux, aux yeux clos qui dérive près de nous avec la furtivité d’une ombre insaisissable. Portrait d’une amie de l’artiste, Camille, alors photographiée tandis qu’elle-même observait très attentivement le marais en le photographiant. Et cette image volée, cette photo du double féminin du peintre in situ, de sa jumelle de substitution si l’on veut, est repris en peinture comme un palimpseste où l’artiste désigne ce qu’il voit et ce qu’elleregarde, donc elle et cet oiseau esseulé qui se sait vu, regardé, photographié, à l’instant où le revers du temps le déplace déjà dans la peinture. L’acte de peindre selon Maxime Delalande est bien un agir mouvant, autant une déambulation mentale qu’une dépossession furtive du toujours-déjà-vu, et certainement davantage un acte d’image en frôlements dans la lumière des choses qu’une construction s’offrant d’un seul tenant. 

À l’évidence, l’incontestable élan de ces grandes peintures, leur mouvement oblique d’emportement et de débord, signent l’élégance d’un artiste dont la sensibilité demeure toujours, pour autant, en tension c’est-à-dire aux aguets. L’artiste le précisait dans ses titres : “marais nous regarde”, le pronom personnel s’écrivant alors “noue”, selon le verbe au présent de la ligature et de l’entrelacs. Car voir c’est être vu, l’artiste consentant à ce dédoublement majeur semblable à la traversée du miroir.

Sous Marais habité, 2022
Sous Marais, la poésie des vers I,
2022
Sous Marais, la poésie des vers II,
2023
Sous Marais, la poésie des vers II (détail), 2023
Lithographie et sérigraphie sur papier
56 x 72 cm

“Une étrange série lithographique nommée “Sous Marais” paraît ainsi explorer un effet de dérive comme pourrait le capter sous l’eau un appareil photo étanche. Un tel matériel a effectivement été utilisé par l’artiste, utilisé au sens baudelairien si l’on peut dire, puisque Baudelaire, qui affirmait détester l’usage de la photographie par les artistes, acceptait cependant son usage à titre d’aide-mémoire ou de notation. Maxime Delalande traverse les données enregistrées pour installer, dans des tons vert d’eau comme agités, des mouvements aquatiques qui témoignent intensément et inéluctablement, des impulsions du vivant. Cette œuvre – qui paraît faire écho à la vision d’Henry de la Bèche dissipe l’enchantement pour suggérer cette exacerbation du regard que nous avions déjà évoquée. Celle-ci est ensuite présentée dans des estampes où l’accentuation du détail révèle à son tour des cosmos complexes qui nous échappent. Dès lors, la recherche méticuleuse du secret des petits organismes les projette vers nous ainsi que des mondes fuyants, infiniment échappés, rétifs à la capture, selon une dialectique propre à l’artiste. Comme si la vue ne pouvait que se déborder ou s’outrepasser constamment elle-même afin de s’assurer de son impouvoir sur des existences insaisissables et des univers mystérieux. On s’aperçoit que le passage de la peinture à l’impression construit un mouvement alternatif où la vision se diffracte entre élargissement et resserrement, captation de la corporéité du monde et, très vite, repli dans les linéaments des origines. La réponse aux questions n’est jamais assurée mais l’exploration ne cherche pas de réponses, car elle se tourne vers ce qui n’a pas de fin ni de commencement. À bien des égards le travail de Maxime Delalande s’apparente alors à une recherche scientifique soucieuse des choses telles qu’elles sont et s’attachant à l’incompris et à l’inconnu avec davantage de passion que pour l’ordinaire et l’identifié. La joie enfantine que l’artiste met dans ses découvertes naturalistes est la marque d’un esprit attaché aux images latentes qui sont toujours des apparitions réconfortantes qui se tiennent sur le seuil. Les apercevoir c’est comme changer soi-même d’échelle et entrer dans la vie des êtres inaperçus et fugaces. C’est prendre la mesure de leur vies laborieuses et inquiètes qui, partout, constituent les arcanes de la Nature. Ces petites créatures, les grandes absentes de nos regards, entrent alors dans l’amitié créatrice de Maxime Delalande.” 

Michel Cegarra
Extraits de Empreintes du vivant
Dispositifs d’apparition, de mémoire et de temps
,
dans Les Cahiers n°28, publication du DomaineM, 2024
Pages 38 à 49



Marais Wiels, 2022
Pigments extraits, brique, ciment, roches,
argiles, acrylique et glycéro sur toile libre
230 x 200 cm

L’adolescent·e revient seul·e, 2022
Sérigraphie en quadrichromie
64 x 80 cm




Sauvons-nous,

Sauvons-nous,
Sauvons tout une flaque d’eau
zone humide.
Marais Wiels nous sauve tous·tes
C’est la maison des Cygnes.
Par les signes nous sommes noué·es

Un rescapé démarre,
de Marais s'envole
avec émoi et bryophytes
au creux de ses doigts.

Si l'amour se parle,
sur un papier de roseaux,
nous, noue et moi,
l'avons déjà couché.

Ici, une tentative
pour considérer Marais,
comme un étang,
une maison.

Une noue où nos paupières
se défroissent,
de l’eau qui les trouble.
Elles se dilatent.
Elles respirent,
Elles broient le monde.

Toi aussi,
Dis le nous,
Dis donc
Du bout des doigts
Des mots doux pour
Cette noue à
Préserver

Cajoler

Caresser

Considérer

Défendre
Écouter

Écoutez,
Dans la ville
Le trouble, il
Vit parmi nous
Vie parmi nous
Mais c’est
L’eau qui est trouble
L’eau qui nous trouble

Alors les fé·e·s
S’activent
Et préservent

Et cajolent

Et caressent

Et considèrent

Et défendent
Et écoutent
Même la Renouée
Re, noué, nous.

Noue est Marais,
Nous est un
Comme nous est je.
La nuit tombe
et nous tombe,
Sous son eau.
Sous son eau
Nou·es flotte et coule
Nou·es regarde
Pour habiller matin
Je suis là
Je défroisse mes paupières
Ce n’est pas l’air marin
Mais celui de la ville
Tout autour
Sauf ici.

Ici c’est la vie
Dans tout ses états
On ne fait rien
On ne fait rien
Et si on fait, avec,
On pourrait soustraire
Cette poisse
Qui colle aux joies de la ville
Celle plus âcre de nos champs
Mais ici, quelques Renouées
Laisser les autres revenir
Fragments des brasseries disparues
Briques et béton, argiles et terres
En faire une encre.
Quelques saules et roseaux
Que Marais ne soit pas forêt
En faire du papier

Y écrire mon amour.



Noue et Nous, compost de ce monde, 2023, vidéo, 11 minutes
Sound design par Antoine De Neve

Extraits de recherches, 2023-24
Photographie analogique
Fé·e·e Gnan et son Étang, 2023-24
Fanzine




“Inquiéter le regard, déplacer la pensée. La vision créatrice au Marais Wiels

Il faut y insister : si la pensée écologique traverse aujourd’hui très affirmativement les milieux des arts plastiques, on aurait tort d’y chercher ces analyses et projets qui animent les cercles scientifiques ou militants. Les artistes perçoivent autrement le vivant, ils appréhendent différemment les atteintes au vivant et les mille formes des dégradations et des destructions de la nature. Les protocoles du combat écologiste ne s’ajustent pas exactement aux recherches et créations plastiques des artistes pourtant engagés dans ces luttes. La vision créatrice demeure le facteur primordial des réajustements et des réinterprétations des questionnements.

Le temps de l’art possède sa logique propre où la construction même des œuvres s’abouche autant sur le réel que sur les dérivations actives de l’imaginaire et les ruissellements permanents des actes d’image. C’est précisément ce déport, cette ouverture ou cette extension qui sont le propre de l’art, lequel persiste à échapper au factuel et au documentaire. La sortie du mimétisme et de la référentialité introduite par l’art moderne répondait au précepte de Paul Klee : “L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible”, et c’est évidemment dans ce sillage qu’il convient d’appréhender les créations de Maxime Delalande. Aller aux choses, oui, mais selon le détour ou l’invention des pratiques de l’art, c’est-à-dire selon une construction paradoxale qui saisit le monde comme exacerbation du regard et vertige de la pensée, et non comme plan fixe ou comme concept.

Le rayonnement alors introduit par l’œuvre saisit le regardeur et le transforme en inquiétant son regard et en déplaçant sa pensée. C’est ainsi que les œuvres de Maxime Delalande s’adressent à nous : ce sont des appels et non des signes descriptifs, ce sont des visions et non des choses qui se donnent comme pure extériorité. Loin de vitrifier le réel, cette œuvre en intensifie la réception tout en redoublant celle-ci par une vibration claire, liée à la vie.

C’est une histoire de territoires, de cartes et de plans, le lieu stratégique d’une collision entre l’industrie, l’architecture et le paysage, entre la ville moderne et toute l’épaisseur vivante d’une nature qui plonge dans la nuit des temps, celle de la circulation des eaux profondes, des sédimentations et des dépôts, des biotopes marins et des espèces disparues. Une histoire de temps, de mémoire et d’art. Nous sommes sur le site des anciennes brasseries Wielemans-Ceuppens – fondées en 1860 par Lambert Wielemans et son épouse Ida Ceuppens – avenue Van Volxem, à Bruxelles, là où les trois héritiers, les trois fils, font bâtir en 1879 les nouveaux bâtiments de l’entreprise familiale, sur des terres alors rurales. D’autres bâtiments suivront, et encore d’autres, selon des choix architecturaux éclectiques. Au milieu des années 1930 la brasserie emploie plus d’un millier de travailleurs. Aujourd’hui, de ce site en plein cœur de Bruxelles, il ne reste que trois bâtiments : l’édifice moderniste de l’architecte Adrien Blomme, en pierre bleue et béton (1930, salle de brassage et ancien silo à grains) restauré en 2005-2007 et devenu le Wiels-Centre d’art contemporain ; l’ancienne salle des machines art-déco de 1903, transformée en Centre Culturel de Forest -BRASS ; et le Métropole, immeuble de bureaux de style néo-classique, construit en 1890-1893, aujourd’hui les pieds dans l’eau du marais.

Entre ces deux derniers édifices une construction nouvelle devait s’élever en 2008, mais les travaux de soubassements ont perforé la nappe phréatique donnant naissance au fameux “marais” : un étang de 9000 m2. Le site est classé depuis 1993 et le marais, nettoyé récemment de manière militante par des écologistes et des artistes (dont Maxime Delalande), recompose un riche biotope. Acquis par la Région bruxelloise en 2021 et jumelé avec une zone italienne à l’historique similaire – le Lac Bullicante à Rome, reconnu par la Région Latium comme monument naturel, au processus de formation et de régénération proche de celui du Marais Wiels, le devenir du Marais Wiels demeure à ce jour incertain.”

Michel Cegarra
Extraits de Empreintes du vivant
Dispositifs d’apparition, de mémoire et de temps
,
dans Les Cahiers n°28, publication du DomaineM, 2024
Pages 32 à 37