Que faire au sortir de l'école d'art (École supérieure d'art et de design TALM d'Angers, puis Académie des Beaux-Arts de Bruxelles) ? La réponse de Maxime Delalande est claire : demeurer vivant parmi les vivants. La question du sujet de l'art est toujours liée à la fois à l'origine et la perte, c'est à dire au flux de la vie et à sa disparition. Aussi convient-il de mettre en place des dispositifs d'apparition, de mémoire et de temps, afin d'aller aux choses mêmes, aux forêts, aux marais, aux lieux malmenés pour y révéler la vie secrète des formes mutantes. La vie tout court. Être aux aguets, ne pas seulement regarder mais être dedans, ouvrir l’œuvre aux errances, fixer les passages, noter les remous. Sans doute sera-t-il possible alors de ramener au jour ces "images originaires", ces Urbilder qui ont longtemps captivé le philosophe Walter Benjamin. Pour son exposition de sortie de résidence au DomaineM, l'artiste Maxime Delalande invite Eve Champion et Bastien Courdavault (tous deux passés par l'École d'Art et de Design TALM de Tours). Amitié et convergence des luttes.




Dès le Vestibule d'entrée de l'exposition, sept œuvres installent d'emblée l'ouverture sinon d'un récit, du moins d'un regard. A droite, la Mélancolie des scolytes de Maxime Delalande [6. Matrice de xylographie, bois de palette] procède d'une rêverie créatrice, propre à l'artiste, sur l'univers de ces insectes creusant des galeries dans l'écorce des arbres (notamment les épicéas) pour y pondre leurs œufs et, dès lors, responsables de leur dégradation rapide. Cette jointure entre la vie et la mort, l'artiste la rejoue en maniant fébrilement la gouge pour creuser le bois de palette. Comme s'il convenait, mélancoliquement, de partager avec le vivant cette grande régulation mystérieuse des passages et des empreintes. Sur le mur de gauche, quatre tirages photographiques en argentique de Bastien Courdavault évoquent la Sablière de Schoppach [7. Extraits des Carnets de route de l'artiste], 31 hectares arborés proches d'Arlon, en province belge du Luxembourg, où se dresse une fala ise d'un beau sable ocre-jaune, du Jurassique. Un vaste projet de "réaménagement immobilier" a entraîné - dès la fin de l'occupation zadiste du site par des militants écologistes - une "table rase systématique de toute la végétation forestière" (journal Le Soir, 6 avril 2021). Des prélèvements de sable permettront aux artistes d'enrichir leurs pigments. Après la rêverie sur les labyrinthes des scolytes (comme image de destins déjà accomplis parce que repliés),voici que les sables font sens comme blocs de mémoire et traces de temps immémoriaux. La sixième œuvre, signée Bastien Courdavault, est une sérigraphie en quadrichromie [8. Forêt I (reproduction}, 2024) reprenant le motif de la grande peinture présentée au salon, un thème proprement hallucinatoire.

Sept œuvres sont présentées au Salon, associant la peinture, l'écriture accompagnant des cyanotypes, la lithographie et le relief sur béton. Les deux grands paysages peints [4. À droite, Forêt Ide Bastien Courdavault, 2022 et 5. à gauche, Paysage Bourbonnais, extraits de routes forestières, 2024, de Maxime Delalande] procèdent de visions accentuées par des protocoles de travail efficaces : la superposition frontale de fragments de paysages traversés, chez Maxime Delalande, où les signes composent une sorte de rébus, et la vision, d'une forêt-monde, entre pressentiment et effroi, chez Bastien Courdavault : à l'émotion heureuse du regard promeneur et traversant du premier, succède, chez le second, la découverte - entre désir et inquiétude - d'une nouvelle sphère de réalité (nous retrouvons ici un mouvement de pensée et d'émotion caractéristique du Romantisme allemand). On notera les effets picturaux au travail chez les deux artistes : l'oblique du passage chez Maxime et l'ellipse du piège chez Bastien. On prêtera attention à ces effets dans les grandes peintures des deux artistes présentées à la grange-atelier. Ève Champion propose, en face de la cheminée, trois variations liées au surgissement nocturne d'animaux saisis à l'aide dispositifs photographiques automatiques [2. Chassé gardée, 2023]. C'est évidemment la vie dans sa plénitude et sa furtivité, qui est ici exaltée : la présence de l'animalité "sauvage" qui vit, craintive, sur les envers du monde, où elle échappe à nos regards normés comme à nos pensées. Le procédé du cyanotype, avec ses tirages bleu cyan (bleu de Prusse), agrémenté de fragments poétiques frappés sur une vieille machine à écrire à ruban et de cadres déboîtés créés par l'artiste, nous convie à une expérience inhabituelle révélant notre grande séparation d'avec les animaux dits sauvages : le "versant animal" dont parle merveilleusement Jean-Christophe Bailly (Le versant animal, Bayard éditions, 2018) témoigne alors pour une perte et un oubli, ici délicatement et poétiquement rappelés par l'artiste. 




À la Bibliothèque Maxime Delalande présente, sous forme de table de recherche [9. Emprunts aux paysages Bourbonnais], un fragment de son atelier de résidence au DomaineM. Pierres, sables, minéraux, végétaux: voici les agrégats qui, broyés, amalgamés à des liants ou employés comme adjuvants des pigments, vont contribuer aux peintures comme aux encres de lithographies. Deux belles pièces de l'artiste accompagnent cette table [10. L'épreuve du sable de Schoppach, lithographie] et [11. Sous Marais, la poésie des vers, lithographie et sérigraphie] avec toujours ce regard traversant et cette volonté d'installer ou d'attirer le spectateurdans l'image, à titre d'être vivant parmi les êtres vivants, au fond de l'étang ou du marais, parmi ce qui vit de mille manières. La langue de Maxime Delalande est bien celle des traversées joyeuses et des cohabitations enchantées. Une seule pièce, mais quelle pièce ! pour le Cabinet d'arts graphiques. Il s'agit d'une installation d'Ève champion nommée Le sourire dans la vallée [12. Cornes de vaches, cornes en céramique, terre, 2022], installation déjà présentée en quelques lieux avec un vif succès. Sans bavardage, sans démonstration, sans discours : l'installation d'Eve Champion nous touche au cœur. La question animale s'y présente comme un signe muet où viennent se condenser sans doute des interrogations archaïques, entre vertige des charniers et trouble devant la mort renouvelée et sa réinscription déplacée et comme surmontée par l'art.



À la Grange-atelier , cinq œuvres sont présentées. Sur le mur du fond, deux estampes de Maxime Delalande [15. Sous Marais habité, lithographie, et 16. Sous Marais, la poésie des vers, lithographie et sérigraphie] explorant les potentialités rêveuses des marais comme autant d'espaces du repos et du recueillement. En vis-à-vis deux grandes peintures, de Maxime Delalande [à gauche, 14. Paysage Bourbonnais, ruines de bruyère,2024) et de Bastien Courdavault [à droite, 17. Forêt III,2024) où l'on retrouve cette double approche dont nous parlions plus haut. Le monde traversé dans une sorte de promenade à travers signes et traces chez Maxime Delalande, et, chez Bastien Courdavault, le monde ainsi que stupeur ralentie et forêt spectrale projetant de longues ondulations autour d'elle. Comme un nouvel élan inattendu ou un accomplissement par-delà la tempête.









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Textes de Michel Cegarran, historien de l’art et directeur artistique de la résidence.
Le DomaineM est accompagné par La DRAC Auvergne-Rhône Alpes, Le Conseil Départemental de l'Allier et Les partenaires duboudoir.Contemporain.art.image.document.lecture.